Dans « La Part d’ange en nous », le psychologue et professeur à Harvard démontre que nous vivons dans l’ère la plus pacifique de l’histoire.
Enfin ! Livre majeur dans le monde anglo-saxon, « La Part d’ange en nous » a attendu six ans pour arriver en France. Cette somme a même dû franchir un dernier obstacle ubuesque : le Centre national du livre a refusé à l’éditeur Les Arènes des aides à la traduction pour « base scientifiquement insuffisante ». On rêve, quand on sait que l’ouvrage repose sur des milliers de statistiques (avec 100 pages de notes…) et que son auteur, le Canadien Steven Pinker, psychologue, linguiste et professeur à Harvard, est l’un des plus importants intellectuels de notre époque.
Il est vrai que cette magistrale enquête a tout pour choquer notre pays pessimiste : avec des chiffres et non pas des idées reçues, elle montre que la violence (victimes de guerre, homicides, abus domestiques et même cruauté animale) ne cesse de baisser depuis la préhistoire et que nous vivons aujourd’hui l’ère la plus pacifique de l’histoire. Oh, l’homme ne s’est pas amélioré, mais des forces historiques (États monopolisant la violence, commerce, féminisation, mondialisation, essor de la raison) le poussent à canaliser sa violence.
Inlassable champion des Lumières, ce qui lui vaut autant d’attaques à droite (trop naïf et progressiste) qu’à gauche (trop favorable au « doux commerce » et à la mondialisation), Steven Pinker s’exprime en exclusivité sur sa thèse qui suscite tant de réticences.
Le Point : La Corée du Nord teste des missiles intercontinentaux, les attentats sont devenus une routine en Europe et Trump est l’homme le plus puissant de la planète. Depuis notre dernier entretien, en 2016, êtes-vous toujours certain que la violence décline ?
Steven Pinker : Chaque année, on peut lister les événements les plus violents et les menaces pour le monde, et chaque fois il vous semblera vivre dans une époque particulièrement dangereuse. Mais cela n’a aucun sens tant que vous ne la comparez pas aux autres périodes historiques. Dans les années 1960 et 1970, Mao menaçait l’Occident avec des missiles nucléaires et expliquait que des centaines de millions de morts, ce n’était pas une grande affaire. Les attaques terroristes en Europe étaient bien plus une routine dans les années 1970, avec l’apogée de l’IRA, des Brigades rouges et autres groupes marxistes. Et Richard Nixon, l’homme le plus puissant d’alors, a envoyé des bombardiers nucléaires en direction de l’Union soviétique pour faire penser à ses dirigeants qu’il était d’humeur imprévisible. Dans l’édition française de « La Part d’ange en nous », j’ai fait des mises à jour avec des graphiques sur les guerres, crimes, terrorismes, violences envers les femmes et les enfants… La plupart des mesures confirment un déclin depuis la première parution du livre en 2011. Oui, la violence continue à baisser. La seule exception est une mince hausse du taux de morts au combat du fait du conflit syrien. Mais même en comptabilisant cette terrible guerre civile, ces taux sont bien plus bas aujourd’hui qu’ils ne l’étaient dans les années 1950, 1960, 1970 et 1980.
– Pourquoi les gens sont-ils si choqués dès qu’on leur apprend que le monde actuel est moins violent qu’ils ne le pensent ?
– C’est lié à la nature de l’information comme à la nature de l’esprit humain. Nos biais cognitifs nous trompent en nous poussant à penser que le monde va de plus en plus mal. Les gens évaluent les probabilités en se rappelant des souvenirs frappants. La majorité pense ainsi que les ouragans font plus de morts que les crises d’asthme (alors que c’est le contraire), parce que les catastrophes naturelles sont médiatisées, tandis que l’asthme ne l’est pas. Et l’information traite des choses qui arrivent, et non de celles qui n’arrivent pas : vous ne verrez jamais un article expliquant qu’une ville n’a pas subi d’attaque terroriste ou qu’un pays pacifique n’a pas sombré dans une guerre civile. Les mauvaises nouvelles font de l’audience, et le numérique et les smartphones omniprésents ne font que renforcer cette violence médiatique. C’est ainsi qu’on pense que la violence ne cesse de croître, alors que le contraire se produit depuis des siècles.
– Il y a un boom des bunkers antiatomiques aux États-Unis. Doit-on craindre un conflit nucléaire ?
– Rationnellement, une attaque nucléaire non provoquée de la part de la Corée du Nord est improbable, car cela ne lui fournirait aucun avantage et aboutirait à des répercussions dévastatrices pour elle. Mais la crise est sérieuse.
– Les violences de néonazis à Charlottesville sont-elles le signe d’une montée des extrémismes ?
– Les chiffres montrent que l’extrême droite est déclinante aux États-Unis, mais qu’avec Internet elle a plus de facilité à communiquer et à se faire de la pub. Depuis le début des années 1960, les opinions racistes, sexistes, homophobes n’ont cessé de décroître dans le monde. L’« alt-right » [« droite alternative »] a moins de membres que le mouvement Hare Krishna.
– Votre prochain livre s’intitulera « Les Lumières maintenant ». Pourquoi continuer à croire à la raison et au progrès ?
– Parce qu’ils ont mené à des améliorations formidables de la condition humaine : une compréhension des mystères de l’Univers, de la vie et du cerveau humain, des réductions drastiques en matière de maladies, de mortalité prématurée, de pauvreté et de violence ; un développement extraordinaire des contacts humains et des richesses de nos expériences. Hélas, nous prenons ces avancées pour des garanties. Comme le souligne l’humoriste Louis C. K., les gens se plaignent du retard de quarante minutes de leur avion et oublient le miracle qu’est le fait de voler (« vous êtes assis dans un siège dans le ciel ! »).
– Dans « The Retreat of Western Liberalism », Edward Luce alerte sur la fragilité du modèle des démocraties libérales occidentales : la démocratie recule en Russie ou au Venezuela, et la liberté est de moins en moins une valeur sacrée dans nos pays…
– La menace est réelle et il faut la combattre. Mais l’affirmation catastrophique que la démocratie libérale serait sur le point de succomber est fausse. Encore une fois, votre esprit est trompé par les titres des journaux, qui ne soulignent que les pires cas. Le Polity Project, qui note les pays en fonction de leur degré de démocratie ou d’autocratie, montre que 2015 a fourni le meilleur résultat en faveur de la démocratie depuis 1800. Dans les années 1970, Willy Brandt se lamentait que « l’Europe occidentale n’a plus que vingt ou trente ans d’années de démocratie à vivre ; ensuite elle sera engloutie par l’océan environnant de dictatures ». Faux ! À l’époque, il y avait dans le monde 35 démocraties. En 1989, on est monté à 52. En 2009, à 87. Et aujourd’hui, c’est 103. Une majorité de pays sont plutôt démocratiques, et deux tiers de la population mondiale vivent en leur sein (alors qu’en 1950 c’était 2/5, en 1900 1/5 et en 1816 1 %). Même l’autoritaire Chine accorde beaucoup de libertés personnelles à ses ressortissants, à la condition qu’ils ne critiquent par la domination du Parti communiste. Elle est aujourd’hui bien plus libérale que sous le régime totalitaire de Mao. Et le World Values Survey montre que les gens dans le monde entier – y compris l’Afrique subsaharienne et le monde islamique – deviennent plus libéraux depuis les années 1960 dans leurs attitudes vis-à-vis des droits des femmes, des homosexuels ou de la participation démocratique. Ce sont des tendances historiques qui ont pour moteur l’éducation, l’accès à l’information, l’urbanisation, et il est improbable qu’elles s’inversent.
– Selon vous, « un monde plus intelligent est un monde moins violent ». Mais Internet permet l’essor d’idées absurdes comme la théorie de la Terre plate…
– La Société de la Terre plate a été fondée en 1956, bien avant Internet, et ma génération (les baby-boomers) était férue d’astrologie, de tarot, de Hare Krishna… Dans les années 1960, un juge américain a envoyé un couple interracial en prison parce que « Dieu a mis des races sur différents continents et ne veut pas les mélanger ». Les gauchistes ont vénéré Mao, Castro et Khomeyni, et ils ont affirmé que la promiscuité, y compris sexuelle, avec les enfants ferait du monde un endroit meilleur. Il y a de la stupidité et de l’irrationalité à chaque époque. À vrai dire, le monde devient plus rationnel. Sur Internet, il y a énormément de sites sérieux de médecine, de data-journalisme ou de vérification des faits. L’exception, c’est la politique électorale. Les gens votent pour exprimer leur identité tribale, pas pour choisir le meilleur programme, et ce tribalisme politique est la seule irrationalité qui grandit aujourd’hui.
– Les économistes Johan Norberg, Max Roser et vous-même venez d’être baptisés « les Nouveaux Optimistes » par le Guardian. Cela vous convient-il ?
– Non, parce que l’optimisme est un état d’esprit, un trait de personnalité. Nous, nous regardons les chiffres, pas les titres des journaux. Et ces chiffres montrent que le monde est vraiment en train de s’améliorer. Notre « optimisme » se base sur la réalité. Et si les tendances montraient un déclin ou un danger, je le dirais sans problème : les émissions de carbone et le réchauffement climatique sont un bon exemple.
Propos recueillis par Thomas Mahler
« La Part d’ange en nous », de Steven Pinker (Les Arènes, 1 040 pages, 27 euros).
Source : Le Point du 5 octobre 2017
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